De la Parque aux perles : la lecture entre deux feux

Tout traducteur ou toute traductrice qui travaille avec le français a sûrement rencontré cette célèbre tournure de Proust, lorsqu’il définit, dans Le Temps retrouvé, la vocation de l’écrivain, de celui qui s’occupe du « seul vrai livre ». Pour le chantre du temps perdu, « Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur ». Belle phrase, et pourtant la déclaration du grand Marcel contient une sorte de paradoxe pour notre métier. Car on ne peut pas inverser les éléments de la formule ; le devoir et la tâche d’un traducteur ne sont pas ceux d’un écrivain.

Non, pour coller plus à la réalité du métier, il faudrait écrire plutôt que le devoir et la tâche d’un traducteur sont principalement ceux d’un bon lecteur. L’idée de cette refonte m’est venue après avoir écouté Ben Kingsley parler de sa profession à la radio. La personne qui interrogeait l’acteur britannique cherchait à découvrir le secret (magie ? manie ? mélancolie congénitale ?) qui lui permet de se couler avec tant de vraisemblance dans des rôles si différents. En toute modestie, Sir Ben a répondu que quatre-vingt-dix pour cent de son travail est de bien savoir son texte.

L’analogie avec la traduction et le traducteur est frappante. Tout d’abord, il va presque sans dire qu’il faut savoir bien manier la langue dans laquelle on traduit un texte. Neuf fois sur dix, c’est sa langue maternelle. Le métier d’interprète—avec la traduction, dès que l’on passe du bec de la plume au bec que l’on ouvre pour parler, les termes qui s’emploient sont plutôt interprétation, interpréter et interprète—laisse un peu de marge : l’interlocuteur, en règle générale, tolérera une expression qui ne serait pas tout à fait juste, qui mettrait pas dans les mille ; le lecteur est beaucoup moins indulgent. La preuve : si, comme interprète dans une conférence internationale, je rendais l’expression hit the bull’s-eye par « mettre dans les mille », un francophone qui m’écoute en saisirait tout de suite le sens sans pour autant regimber devant la forme incorrecte de la locution. Par contre, avouez-le, en lisant « mettrait pas dans les mille », vous avez sans doute relevé que le « ne » de négation manquait (très souvent absent à l’oral bien sûr), et avez voulu corriger. Qui plus est, ou bien vous avez émis un « tss-tss » devant un exemple de plus du déclin affligeant de la langue de Molière (mais c’est « mettre ou taper dans le mille », bon sang de bonsoir…), ou bien vous brûliez de chercher un dictionnaire pour contrôler la forme exacte de la locution. Scripta manent, surtout quand nous aimerions que les choses écrites ne manent pas justement.

Mais le traducteur doit être surtout bon lecteur. Dans le meilleur des cas, il est le lecteur de rêve d’un auteur, aussi conscient qu’il soit humainement possible de tout ce qui se passe dans un texte, sensible aux plus subtils changements de ton ou d’intention, et à l’affût des tropes, des métaphores filées, des thèmes majeurs (un sémiologue à un confrère lors d’un cocktail : ben, tu sais, la narratologie, thème ou thème pas, quoi…). Il se peut parfois que le traducteur soit meilleur lecteur que l’auteur même du texte qu’il traduit : avantage, ou désavantage dont on doit se garder, selon le niveau de compétence de l’écrivain. (Au travail, je prête toujours, au moins au début, une intentionnalité forte à l’auteur, ou, en termes plus simples, je présume que l’auteur sait ce qu’il fait, où il met les pieds, et qu’un mot ou une expression n’a pas été choisie par hasard ; qu’il écrive comme un pied, eh bien cela arrive aussi parfois, et on s’en rend compte normalement après deux ou trois alinéas.) Je me souviens bien d’une fois, dans un texte sur l’art contemporain que j’avais à traduire, où l’auteur a employé l’expression consacrée « jouer sur les deux tableaux », un choix que j’ai trouvé particulièrement heureux à la lumière du passage en question, de l’argument avancé et bien sûr du domaine dont on parlait, même si les tableaux de la locution n’ont rien à voir avec le cadre, au sens strict et large du terme (l’expression nous vient des jeux d’argent, le tableau étant « l’endroit où l’on dépose sa mise », selon le Dictionnaire des Expressions et Locutions, des Usuels du Robert). En discutant avec l’auteur, après avoir effectué une première mouture de la traduction, je lui ai signalé l’impossibilité, hélas, de rendre en anglais, malgré mes meilleurs efforts, le jeu de mots sur « les deux tableaux ».

—Quel jeu de mots ? me demanda-t-il, réellement perplexe.

Il y a certes le danger de lire trop dans le texte original et d’y voir plus de brillance que l’auteur ne saurait en fournir en réalité. L’autre danger, bien évidemment, relève du problème contraire, celui du traducteur, normalement attentif, mais qui ne lit plus ce qu’il a pourtant sous les yeux. La fatigue ou l’ennui aidant, il nous arrive, à nous tous, de sauter un mot ou un bout de phrase, voire tout une ligne, en lisant. C’est une vraie embûche pour le traducteur ; il doit se rappeler constamment de ne lire que ce qui est sur la page. Enfin, comme l’esprit humain n’est point passif dans la lecture, mais aime bien anticiper ce qui suit dans une phrase, il faut aussi s’abstenir de suppléer au texte quand il va très bien tout seul.

Quand j’étudiais à l’université de Genève, un professeur qui était un pince-sans-rire supérieur, chargé de nous préparer aux examens écrits, nous a écrit au tableau noir ce vers célèbre de La Jeune Parque de Valéry, « Feu vers qui se soulève une vierge de sang ». Mis en exergue, cet alexandrin seul avait constitué le sujet d’une dissertation. Le professeur voulait nous souligner l’importance, avant toute chose, de bien lire ce qui est réellement écrit. Il prétendait que le « vers » ici—oui, au sens strict et large de nouveau—, avait été l’origine d’une de ces perles de la dissertation, une bourde où le pauvre étudiant, mal parti en effet, lisait plutôt « Feu vert qui se soulève une vierge de sang ». Interprétation téméraire, certes, et qui prête au poète, sans le savoir, le don de vaticination de surcroît. La Jeune Parque fit ses premiers pas dans le monde en 1917 ; le premier feu de signalisation en France—rouge uniquement—fut installé le 5 mai 1923 (selon Wiki). Il faut attendre encore dix ans avant de voir les premiers feux tricolores. Et le sens figuré de l’expression « feu vert » n’apparait qu’en 1960, selon le TLF informatisé. En tous les cas, avec « feu vert », « vierge », « sang », « se soulève », on imagine l’exégèse haute en couleur qui attendait le bon professeur.

Tout traducteur a, parmi les bijoux dont il est fier, quelques rares perles, qu’il préférait garder pour lui-même. J’ai aussi fait ma part de concrétions nacrées, dues à la lecture inattentive d’un lecteur distrait ou fatigué. J’en parlerai prochainement.

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Comment tu traduirais ça ?(III)

Donc, les difficultés dans la traduction ne relèvent pas forcément de termes techniques ou rares—rares aux yeux du locuteur moyen d’une langue, bien sûr. Si le traducteur dispose du temps nécessaire, il finit par trouver. Comme avec l’exemple donné dans un article précédent, le « fond d’yeux » se dit root (racine) en anglais ; les fourchettes existent dans les deux réalités linguistiques : des ouvriers francophones et anglophones les fabriquant depuis fort longtemps, les deux langues ont naturellement développé des termes pour pouvoir en parler. Les deux réalités linguistiques s’alignent de très près. Le terme de métier, joyau sémantique, se trouve dans un recoin de la langue dans laquelle on traduit ; il suffit de le dénicher.

Les choses se corsent évidemment quand les deux réalités ne sont pas parfaitement alignées, quand un outil (mot, signifié) dans un endroit n’a pas d’équivalent exact dans un autre. Parfois ce décalage se voit dans des termes très simples qui s’emploient tous les jours. Dans The Parrot’s Screech, la contrepartie de cette chronique en langue anglaise, j’ai récemment parlé du supplice que pourrait représenter, pour un traducteur anglophone, un vocable tout aussi simple que « regard ». La fréquence d’utilisation du lexème le rend très pratique, dans la critique d’art, par exemple. On le traduit souvent par gaze, mais ce dernier est moins courant en anglais que son homologue en français, et cela risque d’alourdir une traduction. Le traducteur pourrait recourir à eye (œil), très fréquent dans la langue, et the eye of the viewer ou the viewer’s eye (l’œil du spectateur).

Un autre bel exemple, à mes yeux, se trouve quelques lignes plus haut, à savoir « décalage ». Ah, le nombre de fois où j’ai voulu mettre les pouces ! Pour parler de ce désagréable mal de l’heure qui s’attrape en l’air, à savoir le jetlag, rien de plus simple : un locuteur qui vient de passer un tiers de sa journée dans un avion au-dessus de l’Atlantique n’a qu’à se plaindre du « décalage horaire » et tout francophone comprend de quoi il souffre. Même réalité, même maladie évoquée, bien qu’à regarder de près, on se rende compte que l’on y arrive par deux chemins différents, le substantif lag voulant dire plutôt « retard » en français (il y a aussi le verbe to lag behind = « traîner derrière » ou « être en retard sur »). C’est la cause et l’effet qui sont ciblés en anglais, avion à réaction + retard (du corps), le sentiment désagréable provoqué par le fait de pouvoir enjamber de vastes distances à grande vitesse en jet. Le français semble se satisfaire de ne pointer que la cause, l’heure interne qui ne correspond plus à l’heure externe. Comme le dit Hamlet, the time is out of joint (dans la traduction de François-Victor Hugo, « Notre époque est détraquée », mais plus proche de la tournure originale : le temps présent est sorti de son articulation ; il est déboîté, disloqué, même luxé—un Hamlet francophone eût sûrement trouvé moyen de jouer sur luxation et luxure).

Mais le champ sémantique occupé par « décalage », à la lumière des traductions possibles du mot en anglais, semble du coup assez étendu. Un bon dictionnaire français-anglais en ligne (WordReference.com) nous offre cette liste de termes anglais pour les acceptions du mot français : lag, shear, interval, gap, shift, discrepancy, displacement. La liste nous laisse entrevoir la différence des deux grilles de lecture qu’appliquent les deux langues à une seule et même réalité (et ne nous dit rien sur la richesse ou la pauvreté prétendues de l’une et de l’autre, détrompons-nous tout de suite). Tout récemment, « décalage » m’a donné du fil à retordre dans un écrit sur la pédagogie (qui plus est, le terme revient souvent dans le texte) ; dans cette phrase, par exemple : « Les manuels témoignent davantage d’un décalage entre image documentaire et texte d’auteur », je peux traduire notre terme par gap (qui implique un interstice, une solution de continuité) ou discrepancy (divergence, écart) ; mais au fond, si l’on arrive à faire passer l’idée d’une différence entre ce que nous offrent les images documentaires, d’un côté, et l’écrit, de l’autre, c’est en vain que le traducteur anglophone cherchera à rendre la notion sous-jacente d’un espace A qui est décalé, déplacé, par rapport à un espace B. D’où sa frustration : il voit bien ces sens, mais, à moins d’encombrer sa traduction d’une longue périphrase explicative ou d’un N.d.T., il doit se contenter de retrouver le même point d’arrivée mais en passant par un chemin bien différent.

Pour terminer, un dernier exemple, celui d’une vraie lacune en anglais, qui complique le travail du traducteur. « Aplat » est un terme de gravure et de peinture que l’on peut rencontrer facilement sous la plume d’un critique ou d’un historien de l’art. À parler de Gauguin, de Sérusier, ou de Bernard, de l’École de Pont-Aven et du Pouldu, par exemple, on est inévitablement amené à l’employer. Le Petit Robert le définit ainsi : « Teinte plate appliquée de façon uniforme », et en gravure, « Surface unie donnant à l’impression une teinte uniforme ». Traduisez en anglais l’une ou l’autre de ces deux définitions et vous avez plus ou moins les éléments qui entrent dans la traduction anglaise du terme. L’équivalent en un seul mot n’existe pas en anglais. Ah ! le nombre de fois où j’ai voulu mettre les pouces aussi… et glisser le terme français lui-même dans ma traduction ! Combien le manque d’un « aplat » anglais se faisait sentir ! A la place d’un seul mot en français, les traducteurs anglophones doivent parler de blocks of flat colors, ou de areas of flat, uniform color, ou de uniform areas of flat unmodeled pigment, entre autres tournures. Dans mon gueuloir de traducteur s’entend le plus souvent cette complainte universelle, cri de cœur capable d’attendrir les étoiles et rendu célèbre par Mick Jagger : I can’t get no satisfaction !

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Comment tu traduirais ça ?(II)

Quand ils se mettent à la tâche, les traducteurs ont bien en tête l’idée que tout peut se traduire. C’est vrai… jusqu’à un certain point. C’est surtout tonique, ravigotant, quand ils se trouvent face aux difficultés que présente chaque texte qu’il faut faire passer d’une langue à l’autre.

En France, il y a bien sûr l’Académie et ses quarante jetonniers, qui veillent sur le bien-être de la langue, et surtout, en ce qui concerne le traducteur et l’intraduisible, l’auguste Commission générale de terminologie et de néologie, qui existe apparemment pour épauler le francophone lambda (allez, célébrons cet intrus, qui nous vient du grec par le biais de l’argot des Grandes Écoles, selon le Trésor de la langue française, et qui, dans le sens de « moyen », remonte aux années trente au moins). C’est à l’imagination et à la détermination de la Commission que nous devons, parmi nombre de belles inventions, l’existence, au moins virtuelle, des intruses ou fenêtres intruses, pour pop-ups ; des tatouages numériques, pour watermarks ; du réseautique, pour networking ; de l’arrosage pour spamming. Au Canada, l’Office québécois de la langue française remplit la même fonction, nous offrant « balado », par exemple, et ses multiples variations ou dérivés (émission balado, baladoémission, baladodiffusion…) pour fournir des armes au francophone devant le perfide podcast. On peut facilement multiplier les exemples, aussi cocasses qu’ingénieux.

Les traducteurs, eux, sourient devant ce genre d’effort bien intentionné, et, selon le client et le texte (officiel ou non), le francophone qui traduit de l’anglais est en effet obligé parfois de puiser dans ce vocabulaire pour le moins inventif. Anglophone de naissance qui traduis du français, je trouve que ces vocables ont leur charme (et je ne suis guère seul, j’imagine), même s’il y a peu de chances que la majorité s’emploie spontanément. Et toute l’entreprise me fait penser à un pédiatre vieux jeu, résolu, patient, un peu empoté aussi, qui tend sa cuillère de sirop, maintenant à droite, maintenant à gauche, de nouveau à droite, à un enfant qui n’en fait qu’à sa tête en donnant tous les signes de pleine santé.

Je ne parle pas de ce type de difficulté linguistique. D’ailleurs, si les gens qui ne sont pas du métier semblent se focaliser quelque peu sur cette question de vocabulaire—leurs propres questions ou observations vont très rapidement dans ce sens normalement—, en réalité, les néologismes et les terminologies spécialisés ou techniques posent de moins en moins de problèmes à l’heure du Web. Depuis fort longtemps il existe de magnifiques dictionnaires bilingues, voire polyglottes, consacrés à tous les domaines, semble-t-il, où l’esprit humain et l’onomatologie (la science des noms) ont été actifs. Le problème, c’était l’accès : il n’y a pas si longtemps, le traducteur, pourvu qu’il se trouvât dans une grande ville avec une bonne bibliothèque centrale, devait s’y traîner pour faire des recherches, et il ne disposait pas toujours du temps nécessaire, délais inhumains obligent. Aujourd’hui, de plus en plus de ces dictionnaires, ainsi que des sources rares de lexiques de toutes sortes, se trouvent en ligne. Une aubaine qui me fait bénir le moteur de recherche et ses algorithmes mystérieux !

Il y a une quinzaine d’années, bien avant cette révolution glorieuse dans l’accès à l’information, j’avais à traduire en anglais un manuel pour vendeurs d’argenterie de haute qualité. Entre autres délices à faire saliver toute personne avare de lexies rares, je tombe sur « le fond d’yeux ». Au moins je savais qu’il s’agit d’une partie de la fourchette. Mais laquelle ? Pas de dessin pour m’aider. Et où chercher cela, même à la bibliothèque du coin ? Au cas où le lecteur n’aurait plus son anatomie des couverts en tête, le fond d’yeux est le fond de l’entredent, ce dernier étant l’espace entre deux dents d’une fourchette. Pfff, évident. Le mot existe, j’imagine, entre autres raisons parce que cet endroit de la fourchette exige un travail particulier de limage manuel, au moins pour les fourchettes haut de gamme, comme tous les couverts de mon client. Et alors, tout cela en anglais ? Malheureusement, je ne pouvais offrir que de plates périphrases à la place de ces termes précis. Mes couverts en anglais étaient plus ternes que leurs bien brillantes contreparties en français.

Bien des mois après, je découvre par hasard dans une autre bibliothèque un exemplaire du Nouveau dictionnaire visuel français/anglais (Québec Amérique). Curieux, je le feuillette. Assez rapidement mon œil tombe sur les pages consacrées à la cuisine/kitchen. Tiens, est-ce qu’on donne… Et là, à la page 227 (je m’en suis acheté un exemplaire entretemps), le tiercé : le couteau, la fourchette, la cuillère… Les trois finement dessinés, avec leurs petits essaims de substantifs et de pointillés tout autour. Fond d’yeux se dit root ; entredent, slot ; collet, neck. Et la « mitre » du couteau, vous vous demandez ? Le bolster, évidemment. Et pour conclure cette discussion, cette même page m’eût épargné ce que l’on appelle communément dans le métier une bourde stratosphérique : la soie (tang) n’est pas, comme je pensai et traduisis, une qualité du toucher de la lame et du manche (une envolée lyrique qui s’élève elle aussi vers la stratosphère… et me fait encore rougir). Non, elle désigne en fait le « prolongement en pointe de la lame (…) sur lequel on monte le manche ou la poignée » (Petit Robert). Bon sang, bien sûr.

Aujourd’hui, on peut trouver toutes ces informations en une dizaine de minutes de recherche en ligne, évidemment.

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