Quand ils se mettent à la tâche, les traducteurs ont bien en tête l’idée que tout peut se traduire. C’est vrai… jusqu’à un certain point. C’est surtout tonique, ravigotant, quand ils se trouvent face aux difficultés que présente chaque texte qu’il faut faire passer d’une langue à l’autre.
En France, il y a bien sûr l’Académie et ses quarante jetonniers, qui veillent sur le bien-être de la langue, et surtout, en ce qui concerne le traducteur et l’intraduisible, l’auguste Commission générale de terminologie et de néologie, qui existe apparemment pour épauler le francophone lambda (allez, célébrons cet intrus, qui nous vient du grec par le biais de l’argot des Grandes Écoles, selon le Trésor de la langue française, et qui, dans le sens de « moyen », remonte aux années trente au moins). C’est à l’imagination et à la détermination de la Commission que nous devons, parmi nombre de belles inventions, l’existence, au moins virtuelle, des intruses ou fenêtres intruses, pour pop-ups ; des tatouages numériques, pour watermarks ; du réseautique, pour networking ; de l’arrosage pour spamming. Au Canada, l’Office québécois de la langue française remplit la même fonction, nous offrant « balado », par exemple, et ses multiples variations ou dérivés (émission balado, baladoémission, baladodiffusion…) pour fournir des armes au francophone devant le perfide podcast. On peut facilement multiplier les exemples, aussi cocasses qu’ingénieux.
Les traducteurs, eux, sourient devant ce genre d’effort bien intentionné, et, selon le client et le texte (officiel ou non), le francophone qui traduit de l’anglais est en effet obligé parfois de puiser dans ce vocabulaire pour le moins inventif. Anglophone de naissance qui traduis du français, je trouve que ces vocables ont leur charme (et je ne suis guère seul, j’imagine), même s’il y a peu de chances que la majorité s’emploie spontanément. Et toute l’entreprise me fait penser à un pédiatre vieux jeu, résolu, patient, un peu empoté aussi, qui tend sa cuillère de sirop, maintenant à droite, maintenant à gauche, de nouveau à droite, à un enfant qui n’en fait qu’à sa tête en donnant tous les signes de pleine santé.
Je ne parle pas de ce type de difficulté linguistique. D’ailleurs, si les gens qui ne sont pas du métier semblent se focaliser quelque peu sur cette question de vocabulaire—leurs propres questions ou observations vont très rapidement dans ce sens normalement—, en réalité, les néologismes et les terminologies spécialisés ou techniques posent de moins en moins de problèmes à l’heure du Web. Depuis fort longtemps il existe de magnifiques dictionnaires bilingues, voire polyglottes, consacrés à tous les domaines, semble-t-il, où l’esprit humain et l’onomatologie (la science des noms) ont été actifs. Le problème, c’était l’accès : il n’y a pas si longtemps, le traducteur, pourvu qu’il se trouvât dans une grande ville avec une bonne bibliothèque centrale, devait s’y traîner pour faire des recherches, et il ne disposait pas toujours du temps nécessaire, délais inhumains obligent. Aujourd’hui, de plus en plus de ces dictionnaires, ainsi que des sources rares de lexiques de toutes sortes, se trouvent en ligne. Une aubaine qui me fait bénir le moteur de recherche et ses algorithmes mystérieux !
Il y a une quinzaine d’années, bien avant cette révolution glorieuse dans l’accès à l’information, j’avais à traduire en anglais un manuel pour vendeurs d’argenterie de haute qualité. Entre autres délices à faire saliver toute personne avare de lexies rares, je tombe sur « le fond d’yeux ». Au moins je savais qu’il s’agit d’une partie de la fourchette. Mais laquelle ? Pas de dessin pour m’aider. Et où chercher cela, même à la bibliothèque du coin ? Au cas où le lecteur n’aurait plus son anatomie des couverts en tête, le fond d’yeux est le fond de l’entredent, ce dernier étant l’espace entre deux dents d’une fourchette. Pfff, évident. Le mot existe, j’imagine, entre autres raisons parce que cet endroit de la fourchette exige un travail particulier de limage manuel, au moins pour les fourchettes haut de gamme, comme tous les couverts de mon client. Et alors, tout cela en anglais ? Malheureusement, je ne pouvais offrir que de plates périphrases à la place de ces termes précis. Mes couverts en anglais étaient plus ternes que leurs bien brillantes contreparties en français.
Bien des mois après, je découvre par hasard dans une autre bibliothèque un exemplaire du Nouveau dictionnaire visuel français/anglais (Québec Amérique). Curieux, je le feuillette. Assez rapidement mon œil tombe sur les pages consacrées à la cuisine/kitchen. Tiens, est-ce qu’on donne… Et là, à la page 227 (je m’en suis acheté un exemplaire entretemps), le tiercé : le couteau, la fourchette, la cuillère… Les trois finement dessinés, avec leurs petits essaims de substantifs et de pointillés tout autour. Fond d’yeux se dit root ; entredent, slot ; collet, neck. Et la « mitre » du couteau, vous vous demandez ? Le bolster, évidemment. Et pour conclure cette discussion, cette même page m’eût épargné ce que l’on appelle communément dans le métier une bourde stratosphérique : la soie (tang) n’est pas, comme je pensai et traduisis, une qualité du toucher de la lame et du manche (une envolée lyrique qui s’élève elle aussi vers la stratosphère… et me fait encore rougir). Non, elle désigne en fait le « prolongement en pointe de la lame (…) sur lequel on monte le manche ou la poignée » (Petit Robert). Bon sang, bien sûr.
Aujourd’hui, on peut trouver toutes ces informations en une dizaine de minutes de recherche en ligne, évidemment.