Quelle que soit la langue, un traducteur doit entendre cette question souvent ; il doit même se la poser très souvent. De ce point de vue, je partage volontiers cette déformation professionnelle (expression française ô combien utile, que l’on peut traduire comme professional bias en anglais, mais… où diable est la déformation dans tout ça, la difformité, l’infirmité même !).
Phrase-tic et question obsédante que le traducteur s’entend même se poser à haute voix parfois (au plus grand agacement de ses proches à la longue), ce réflexe professionnel me trotte dans la tête, car un interlocuteur, réagissant tout récemment au versant anglais de ce blog, pose une question très générale mais pertinente : quel est le terme ou l’expression, en français ou en italien, qui vous a posé la plus grande difficulté à traduire en anglais ? La question nous mène droit au cœur du métier évidemment.
Je pense que c’est pareil pour tous mes confrères et consœurs : notre point de départ et notre étoile du berger à nous tous, notre default setting (réglage par défaut, pour me servir d’une expression qui nous vient à point nommé de l’informatique et d’une langue étrangère !), c’est bien l’idée que tout peut être traduit. Cet idéal fait que nous sommes parfois bien plus conservateurs, au fond, que nombre de gens de lettres, au moins lorsque nous portons le chapeau de traducteur. Là où un écrivain pourrait se sentir libre d’employer un terme emprunté à une autre langue, le traducteur va se creuser la tête et faire tout son possible jusqu’à ce qu’il en trouve l’équivalent dans la langue de sa traduction (on traduit presque toujours vers sa langue maternelle).
Nous trouvons ci-dessus un bel exemple de ce dont je parle, à savoir déformation professionnelle. En rédigeant un texte en anglais, j’oserais, selon le destinateur, le contexte, la publication, etc., employer l’expression française telle quelle, en italiques bien sûr. En revanche, si je tombais sur la même expression dans un texte que je dois traduire, que nenni ! (Tiens, comment rendre « que nenni » en anglais ?) Je me sentirais un devoir sacré d’essayer au moins de la rendre dans la langue de Shakespeare et de Dickens. Je mettrais d’abord professional bias en effet. Mais que faire de cette notion d’une « modification anormale et non congénitale de la forme (d’une partie du corps ou d’un organe) » (Petit Robert), qui sonne comme un écho lointain, surtout si l’auteur tire parti justement de ce sens dans son texte ? On pourrait hasarder une expression entourée de guillemets ou suivie d’une locution qui aide à faire avaler la pilule linguistique, telle « pour ainsi dire » ou « si vous voulez » : « a professional difformity », as it were ou so to speak… On pourrait aussi croiser les doigts et espérer que l’on vient de doter sa langue maternelle d’une nouvelle expression imagée… Trouvant une telle solution encore un peu lourde ou maladroite dans l’ensemble du texte, on pourrait se mettre à fouiller dans la langue dite cible pour retrouver une expression équivalente ou une périphrase qui ferait l’affaire : indeed like the dyer’s hand (et merci Shakespeare !), ou distorted ou deformed by one’s profession, ou influenced for ill by one’ s profession, ou encore negatively impacted by one’s work (aïe ! jamais de la vie). Et ainsi de suite. Souvent, dans ce métier, c’est exactement comme cela, on n’a pas une, mais des solutions, chacune un peu moins décevante et désolante que la précédente, un jeu de thème et variations auquel seul le traducteur se livre, loin des yeux des lecteurs.